Tiercé gagnant : la librairie charliendine du "Carnet à Spirales" a reçu vendredi 20 octobre dernier la romancière Brigitte Giraud, succédant à ses confrères Cyril Dion et Miguel Bonnefoy, tous trois en lice pour le prix littéraire Nostra Damus que remettra l’établissement cet hiver. Avec pudeur et humilité, l’auteure a retracé la genèse de son dernier ouvrage, Un loup pour l’homme, sélectionné pour le Goncourt des lycéens et plébiscité par nos propres élèves de seconde, option “Littérature et Société”, présents à l’événement.
Le roman, à consonance historique, relate l’histoire d’Antoine, jeune appelé pour l’Algérie des années 60 qui fait le choix de l’infirmerie pour ne pas tenir une arme et se découvre, à travers les soins qu’il prodigue à Oscar, mutilé de guerre, une authentique vocation de soignant. Un sacerdoce d’autant plus fort que l’horreur du front, à laquelle il croyait échapper, charrie au quotidien son lot d’amputés et de destins brisés dans les locaux étouffants de ce dispensaire de santé. Oscar ou sa raison d’être, dont même l’arrivée de Lila, son épouse enceinte de leur premier enfant, ne saurait le détourner.
Alors que les mémoires collectives nationales du conflit cohabitent encore difficilement des deux côtés de la Méditerranée, Brigitte Giraud se concentre pour sa part sur l’intime, loin de toute polémique du souvenir : l’Algérie devient la toile de fond de son histoire familiale ; Antoine, son père, Lila, sa mère, deux "presque" adultes amenés à grandir prématurément sous la menace d’une guerre larvée, imminente, qu’alimentent les rumeurs les plus extravagantes, fruits gâtés de soldats épuisés d’attendre des combats qui ne viennent pas.
Un soupçon d’autobiographie donc, mais seulement prétexte aux interrogations universelles que seul le genre romanesque peut autoriser sans bousculer, au premier rang desquelles les multiples facettes de la virilité : si l’on encense les guerriers, l’infirmier, seringue au poing, n’est-il pas tout aussi masculin, à réparer les corps meurtris, panser les plaies du corps et de l’esprit ? Et que dire de l’intrépide Lila, vaillante dans la tourmente, à rejoindre Antoine malgré la maternité, insolent affront à cette passivité de genre que voudrait lui assigner la société ?
Et puis il y a les camarades de chambrée, cette indéfectible fraternité dans l’adversité. C’est là le coeur de l’ouvrage, tout entier dédié à cet amour inconditionnel sublimant parfois les êtres qu'enserre le joug d'un plus grand danger : le "loup pour l’homme", cette raison d’Etat qui jette aveuglément les individus les uns contre les autres. Les manipulations des deux camps aussi face à la naïveté des appelés, Antoine comprenant au fil du roman que cette campagne de vaccination dans les campagnes algériennes, anodine d'apparence, ne vise en réalité qu'à contrer la mélopée grandissante des sirènes de l'indépendance auprès des populations.
L’Algérie de Brigitte Giraud ne bascule jamais dans l’angélisme. Les cicatrices sont dures, les blessures purulentes ; pourtant se dégage de chaque page une infinie tendresse, l’empathie du soignant au geste gratuit. La douceur d’Antoine, l’apposition caressante de ses mains, enveloppent le lecteur et ne le quittent plus jusqu'au dernier refrain : une oeuvre que l’on referme à regret, comme un gros chagrin après les fêtes de fin d’année quand s’évanouissent les solidarités hivernales, de celles qui naissent blotti au coin de l’âtre, lorsqu’on se dit soudain qu’on céderait volontiers un peu de chaleur à son prochain.